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Fragments - Alexandre LABORIE

Giacomo

11 Octobre 2015, 20:46pm

Publié par laborie.fragments

 

Cet après midi, le soleil est à son zénith.

Fier et invincible.

En arrivant sur la plage,  l'homme écarte quelques galets pour dégager un espace plus confortable.

La tête enfin calée sur une serviette pliée, le mini-parasol bien orienté,  il peut saisir son livre.

Pourtant, dès la troisième ligne, il s’aperçoit  qu’il n’arrivera pas à se concentrer sur sa lecture.

Le simple frôlement d’un baigneur impatient  suffit à attirer sa curiosité et à le distraire.

Il y a aussi cette femme,  près de lui, qui vient d’ouvrir un journal anglais dont il cherche à déchiffrer la une.

Il est question d’un  personnage politique, chef de l’opposition, qui semble être en difficulté.

Puis soudain,  il est happé par la conversation de deux grands-mères, derrière lui, en train de faire l’inventaire des maîtresses supposées des différents présidents de la république.

Détaché définitivement de son livre, le voilà  zappant d’un regard à l’autre, d’un corps à l’autre, d’une voix à l’autre.

Ce qu’il préfère, c’est ce moment où tout se confond en un maelstrom dans lequel son imagination s’embarque :

Le chef de l’opposition devient alors le baigneur pressé.

Assis sur sa serviette, il attend sa maîtresse mais cette dernière prend le thé chez les deux grands-mères qui l’interrogent et ne comprennent pas pourquoi cette information n’est pas sur le magazine qu’elles ont acheté ce matin.

Tout se mélange, le ressac, la multitude des conversations alentour, les cris, les rires et, tout à coup, notre rêveur se sent heureux au milieu des autres et en retire une vraie plénitude.

Ce jour- là, le sommeil  arrive si rapidement qu’il n'a même pas le temps de ranger le livre.

Le voilà loin, très loin.

Puis, tout à coup, ce souffle léger sur sa peau.

Son épiderme se contracte.

Autour de lui, une inquiétude diffuse envahit l’atmosphère.

Une femme veut rejoindre à grand pas le front de mer mais elle est ralentie dans sa course par sa petite fille qui hurle.

Le vent souffle en rafales de plus en plus fortes et rapprochées.

Un parasol s’arrache soudain et se met à tournoyer dans l’air avant de s’écraser sur une serviette abandonnée.

La plage se vide.

Lui-même se redresse et enfile un pull.

C’est alors qu’il entend une voix, féminine et aiguë, criant un prénom : « Giacomo »

Au fur et à mesure que les « Giacomo » se succèdent, le ton devient plus  pressant.

Il aperçoit une femme d’une soixantaine d’année, très bronzée, maquillée à l’excès, cherchant à atteindre, sur le rivage, un homme allongé, qui semble étranger à toute l’agitation alentour.

C’est Giacomo.

Il est handicapé.

Le vent masque la voix de celle qui doit être sa mère.

Giacomo reste imperturbable, les vagues déferlent sur lui.

 « Giacomo » ! Le ton est désormais inquiet.

Sa mère se tient à quelques centimètres de lui.

De façon dérisoire, elle lui tend la main et regarde alentour, l’air désemparé, à la recherche d’un soutien.

Giacomo, lui, se met à rire de toutes ses forces, affichant un air de défi bravache.

Le soleil semble s’être réfugié dans ses yeux.

Aucune peur ne se lit sur son visage, mais plutôt une joie très pure.

Un individu surgit alors et se précipite derrière lui pour l’extraire des flots.

Giacomo perd son maillot, il n’est plus qu’une masse maladroite que l’on traîne sur le sable.

On le saisit sous les bras pour le relever et le poser sur son fauteuil roulant.

L'homme au mini-parasol  s'approche.

En passant devant le fauteuil de Giacomo, il lui murmure à l’oreille : « ne vous inquiétez pas, vous retrouverez la mer ».

Puis il lui glisse un petit galet dans la main.

Une semaine plus tard, seul sur son canapé, il repense à Giacomo.

Où es- tu, Giacomo ?

Que fais-tu au moment où j’écris ces mots ?

Les gens se croisent puis ils partent chacun de leur côté, ils vivent leurs vies parallèles.

Mais moi je ne t’oublie pas, je repense au galet que je t’ai donné.

Il doit être tout sec à présent, comme le sont nos cœurs à certaines heures.

Je veux croire que tu l’as gardé et que chaque soir tu rêves de le rendre à la mer.

Ce jour là, l’eau lui redonnera sa douceur et toi tu retrouveras ton sourire.

Tu quitteras ton fauteuil en acier pour embrasser la mer.

Ils crieront « Giacomo », « Giacomo »  mais tu n’auras que faire de leur plainte.

La vie est dans cet horizon qui nous attire et nous appelle,  loin de toutes nos contingences quotidiennes percluses de peurs et de renoncements.  

C’est de lui que surgit ce souffle, ce désir qui se sent vivant et veut le crier au monde.

Nous sommes semblables, Giacomo, une fraternité nous lie, je l’ai vu dans tes yeux.

Nous sommes des assoiffés d’horizon. 

 

Alexandre LABORIE

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