Monsieur G
J’en ai vu, moi, des Pays.
J’en ai parlé des langues.
Et tout cela, sans bouger de chez moi.
Chaque jour, j’attendais le moment, celui où je refermerai la porte de mon petit appartement, au nez et à la barbe de toute cette horde de soucis qui m’assaillaient.
Clac !
Restez dans le couloir !
Oubliez-moi !
Je rejoignais mon canapé-bateau et je mettais les voiles.
J’ouvrais un livre, si vous préférez.
Le changement était alors radical : oubliés les soucis…en tout cas les miens.
J’en découvrais d’autres, chez les personnages qui prenaient corps au fil des pages.
Les mois passant, la foule dans mon couloir s’est faite plus dense : aux soucis se sont mêlés des regrets et la colère devenait plus violente.
Les mots se sont mis à douter de leur capacité de résistance.
Ma porte d’entrée menaçait de céder sous cette pression et je réalisais que mon équilibre devenait de plus en plus précaire.
Je devais agir.
C’est alors que j’ai rencontré Monsieur G.
Je le croisais chaque jour depuis quelques semaines, en me rendant à mon travail.
J’avais de suite remarqué ce vieil homme, à l’allure adolescente et aux cheveux ébouriffés !
Il était un des premiers clients du café des sports que je longeais chaque matin.
Invariablement, en me voyant passer, il abandonnait la lecture de son livre et me regardait d’un air appuyé avec ce que je percevais comme une forme de moquerie.
Un matin, alors que je venais de le croiser, j’ai décidé de revenir sur mes pas et, prenant mon courage à deux mains, je me suis planté devant lui.
- Bonjour Monsieur, pourquoi me regardez-vous de cette façon ?
Nullement surpris par mon intervention abrupte il me répondit :
- vous en avez mis du temps…mais bon, vous êtes là, c’est l’essentiel
J’étais déconcerté mais il ne me laissa pas le temps de réagir et poursuivi
- je vous observe en effet…ce qui me fascine chez vous c’est votre manière de marcher vers ce que j’imagine être votre bureau, il y a comme une force qui semble vous retenir et vous semblez écartelé au milieu de ces courants contraires.
- Mais vous êtes qui pour me juger comme ça ?
Une lumière jaillit dans le regard du vieil homme
- Oh, vous n’y êtes pas du tout, je ne vous juge pas, cela n’est pas mon genre.
Vous me faites penser à moi voilà tout !
- A vous ?
- Oui, à moi il y a quelques années
- On vous retenait aussi lorsque vous vous rendiez à votre bureau ?
- Exactement, c’était une véritable armée dans mon dos, chaque jour plus importante, j’ai cru que j’allais devenir fou
- Comment vous en êtes-vous sorti ?
- J’ai lutté, pendant des années, puis un jour, j’ai décidé de me retourner et…
- De vous retourner ?
- Oui, je me suis rendu compte que cette armée je ne l’avais jamais regardée en face, alors c’est ce que j’ai fait
- Et ?
- Cela m’a fait beaucoup de bien, comme si je retrouvais un ami perdu de vu depuis longtemps.
Sauf que l’ami c’était moi en quelque sorte!
Cet ami m’a dit qu’il me trouvait triste. Il avait raison.
Puis il m’a posé cette question : consacres-tu l’essentiel de ton temps à ce qui t’importe ?
Cette question m’a obsédée jusqu’à ce que j’y réponde.
Ce que j’aimais plus que tout, c’était mon violoncelle…
- Ah oui ? pourquoi le violoncelle ?
- Je me suis rendu compte que les moments où j’étais le plus heureux étaient ceux que je passais à jouer du violoncelle.
J’ai réalisé aussi que ces moments devenaient de plus en plus rares, je voyais de moins en moins de monde, j’avais envie de parler, de rencontrer des gens.
Monsieur G, le regard mélancolique, a passé la main dans ses cheveux.
- Vous comprenez, le violoncelle, c’est l’instrument qui se rapproche le plus de la voix humaine.
Alors je l’ai pris avec moi et je suis parti sur les routes.
J’ai tout laissé tomber. J’ai couru les festivals dans des endroits improbables, j’ai organisé des soirées chez l’habitant avec des poètes que j’accompagnais de ma musique.
On dormait où on pouvait, parfois à la belle étoile.
Je me suis fait des amis, musiciens comme moi, nous avons même formé un groupe et nous avons parcouru l’Europe.
- Mais vous n’avez pas eu peur de tout plaquer ? vous viviez de quoi ?
- Si, bien sur, mais vient un moment dans la vie où il faut changer ses craintes…
Le reste de la journée, au bureau, j’ai accompli chacune de mes tâches sans réfléchir, comme une machine programmée pour répéter indéfiniment les mêmes gestes.
Mon esprit était tout entier absorbé par le souvenir de ma conversation matinale avec Monsieur G.
J’admirais son courage et ne cessais de me poser les questions qu’il avait dû se poser avant moi.
Est-ce que je consacre du temps à ce qui m’importe ?
Serais-je capable de changer mes craintes ?
C’était une répétition incessante, comme un chœur d’opéra qui ne s’adressait qu’à moi et dont l’interprétation montait crescendo.
J’étais seul sur la scène et le chœur s’approchait, chaque membre me fixait et j’observais tous les visages presque défigurés à force de me crier leurs questions en forme de reproche.
J’ai crié : stop ! cela suffit !
J’étais hagard, en sueur.
En rentant le soir à mon appartement, j’ai senti quelque chose s’animer en moi, une force ou plutôt un instinct.
Sensation très étrange d’être tout à la fois spectateur et auteur de cet état.
Les mots ont surgi comme une évidence de ma bouche : demain matin, je demanderai à Monsieur G de m’accompagner au bureau, puis je monterai à l’étage de la direction pour annoncer ma démission.
J’étais décidé à renaitre, à voyager, à aller vers les autres.
C’est ainsi que nous allions, dès le lendemain, Monsieur G et moi, accomplir le plan que je lui avais exposé préalablement avec un enthousiasme infantile.
Il était aussi heureux que moi et m’a souhaité bonne chance avant que la porte de l’ascenseur dans lequel je venais de pénétrer ne se referme.
Ensuite, tout est allé très vite : mon patron a d’abord cru à une blague, mes collègues n’en revenaient pas.
Mon ton assuré et réfléchi me surprenait moi-même.
J’ai vite quitté l’immeuble.
La concierge, à l’accueil, m’a tendu un petit mot : « Te voilà sur l’autre rive, à toi de jouer maintenant.
Avance, malgré la peur.
A bientôt, ici ou là.
G »
Monsieur G avait donc repris sa route.
En sortant du bâtiment, je me sentais seul et nu sur l’immense esplanade qui pourtant était encore noire de monde à cette heure.
Mes collègues s’étaient pressés aux fenêtres pour me regarder partir.
J’ai fixé l’immeuble une dernière fois puis j’ai accéléré le pas pour rentrer chez moi.
A mon arrivée, j’ai découvert une ambiance qui m’était jusqu’ici inconnue : celle de mon appartement durant mes heures de bureau.
C’est le silence qui m’a surtout saisi, sur le parking vide et dans les couloirs.
De mon balcon, j’entendais toutefois, au loin, les cris des enfants d’une école voisine qui sortaient en récréation.
Étrange sensation d’être désormais à côté d’un monde qui continuait à tourner, sans moi, indifférent à ma décision.
J’ai préparé une valise, prévenu quelques proches et amis puis, en début de soirée, j’ai pris la voiture et quitté la ville, direction la Bretagne.
J’avais décidé de voyager durant la nuit.
Concentré sur la route, je restai déterminé même si mon téléphone, par les multiples appels et SMS me mettant en garde et me demandant de réfléchir, ne cessait de me ramener à la décision que j’avais prise.
J’ai ouvert ma fenêtre, et après quelques secondes d’hésitation, j’ai jeté mon téléphone contre le bitume sur lequel il a explosé en mille morceaux.
Après deux heures de route, je me suis arrêté dans une station essence.
Etait-ce un début de fatigue ? en tout cas je me suis soudain senti vulnérable.
Des questions me taraudaient : où allais-je vivre et de quoi ?
J’ai pris un café, allumé une cigarette et regardé le ciel.
C’était le même ciel il y a quelques jours et ce serait le même dans quelques mois, où que je sois dans le monde.
Cette permanence, cette forme de fidélité me rassurait.
J’avais un peu d’argent de côté pour vivre décemment quelques mois et voir venir.
Je pourrais rendre des services ici ou là et puis je ferais des rencontres.
Mes questions se sont dissipées lorsque j’ai repensé à Monieur G.
Ces craintes là n’en étaient plus pour moi.
Dans quelques heures, je serais sur l’ile de sein, quai des Paimpolais et pour la première fois depuis bien longtemps, j’avais enfin le sentiment de décider de mon existence.
Seul à ma table, le visage éclairé par la lumière des néons, je me suis mis à rire, comme un enfant.
Libre et heureux.
Puis j’ai repris la route.
© Alexandre LABORIE