L'été 1951
Lorsque je suis tombée, que l’on m’a conduite à l’hôpital, j’ai compris que plus jamais je ne
reverrai ma maison.
Les prises de conscience essentielles sont souvent progressives et indolores.
Moi, ce fut immédiat et dans mon ventre un vrai coup de poing.
A côté, les blessures causées par ma chute étaient bien dérisoires.
C’est pourtant autour d’elles que les médecins se sont affairés dès mon arrivée, restant aveugles à la véritable plaie de mon tourment intérieur.
Mon fils et ma belle fille se sont rendus à mon chevet quelques jours après.
De mon lit, j’ai reconnu d’abord leurs pas pressés, puis leurs voix.
« Cela ne peut pas continuer comme ça » lui disait-elle.
« Tu dois lui trouver une maison de retraite, médicalisée.
Sois réaliste, nous ne venons jamais ici, et son état ne peut qu’empirer ».
J’ai fermé les yeux et fait semblant de dormir, je ne voulais pas leur parler.
Quelques heures plus tard, quand ils sont revenus dans la chambre, le médecin était avec eux.
Je m’amusais de les voir prendre de grandes précautions et circonvolutions pour arriver à l’annonce de leur décision.
Je les ai laissés se débattre quelques minutes puis j’ai coupé net :
« Écoutez les enfants, j’ai compris, vous voulez que j’aille en maison de retraite, je vous comprends, je suis d’accord, passons à autre chose ».
Ils sont restés figés puis se sont regardés, incrédules, mais il y avait l’esquisse, au coin de leurs lèvres, d’un sourire de soulagement qu’ils n’osaient pas m’infliger.
Pour ma part, quelques heures avant cette annonce, j’avais utilisé le temps où je faisais semblant de dormir, pour digérer la nouvelle.
Les quelques larmes versées alors sur l’oreiller ont désormais séché et personne n’a rien vu.
Les choses n’ont pas trainé, j’ai intégré la maison « l’horizon », ainsi baptisée car depuis le réfectoire, il y a une magnifique vue sur la vallée et par beau temps, on voit même les Alpes.
On m’a attribué une chambre où vit déjà une pensionnaire mais c’est comme s’il n’y avait personne car la malheureuse ne dit rien et passe sa journée la bouche ouverte à regarder le plafond.
Les journées sont toutes les mêmes.
Les matinées n’existent pas car elles sont entièrement consacrées au réveil et à la toilette des pensionnaires.
L’après midi, certains jouent aux cartes, d’autres discutent dans un petit salon.
Une animatrice vient chaque jour faire une petite revue de presse, une autre nous faire chanter.
A partir de 17H30, les repas commencent à être servis et à 19h débute la nuit.
Au début, j’allais chaque jour faire un petit peu de conversation avec les uns et les autres, mais je me suis lassée très vite.
Et puis, une des pensionnaires, un peu folle, était agressive à mon égard.
Chaque fois qu’elle me voyait, elle se levait et fonçait pour m’insulter en m’accusant de lui avoir volé son sac, sa voiture et que sais-je encore.
J’ai donc fait le choix de rester dans ma chambre et de lire.
Les années ont passé ainsi.
Un jour mon état a empiré, je ne pouvais plus marcher, même avec une canne, j’ai dû me résoudre au fauteuil roulant.
Intérieurement, pourtant, j’étais la même.
Mon enveloppe n’était simplement plus en adéquation avec mon esprit qui était resté celui de mes vingt ans.
Pour une raison que j’ignore, « les fauteuils » comme on nous appelait, ne pouvaient pas se mélanger aux autres.
Dès la toilette faite, on venait me chercher pour m’amener dans une grande salle où la télévision était allumée en continu et on m’y plaçait devant avec tous les autres à mes côtés.
Le soir on me ramenait dans la chambre.
Pour m’endormir, je convoquais tous ceux que j’avais aimés et je leur parlais.
Je prenais de leur nouvelles et j’imaginais de longues conversations.
Je retrouvais un souvenir et essayais de me concentrer dessus avec le plus de force possible pour en révéler tous les détails.
La nuit, dans mes rêves, mon corps était toujours le même, mais j’arrivais à courir, à m’échapper.
J’ai réussi à convaincre une infirmière de ne plus me conduire dans la salle de télévision.
Une nouvelle chambre m’avait été attribuée et elle donnait sur la route en serpentin, en bas de la vallée, qui remonte jusqu’à la maison.
J’ai lu, tant que j’ai pu. J’ai dégusté avec gourmandise et voracité les mots jusqu’au dernier.
A présent, une étudiante bénévole vient parfois me lire quelques pages mais ce n’est plus pareil.
Alors je passe plus de temps avec mes souvenirs et avec des personnages que je m’invente et avec qui je refais le monde.
J’ai créé une langue pour cela.
Je sais que l’on me prend pour une folle mais je m’en moque.
Je me comprends et mes personnages me comprennent, c’est l’essentiel.
Et puis surtout, je continue à l’attendre.
Chaque jour, mon regard se perd sur la petite route en serpentin et dès qu’une voiture apparait mon cœur bat plus fort.
Personne ne vient dans ma chambre alors je retourne à la fenêtre et je guette le moindre mouvement sur la route.
Je repense à lui, Jules Vandergem, l’amour de mon été 1951, en Bretagne.
Il étudiait les océans.
Je n’ai rien oublié de lui.
Sa peau qui avait un goût de cannelle, ses yeux qui chantaient de désir.
Nous nous sommes aimés comme s’aiment les amours qui se savent éphémères.
Il devait repartir et j’étais engagée dans une autre histoire.
La veille du départ, il avait pleuré.
Cela m’avait bouleversée.
Je n’ai jamais oublié ses mots : « je te retrouverai un jour, je te le promets, où que tu sois. Dans 20, 30, 60 ans, quoi que l’on ait pu faire de nos vies, je reviendrai ».
Derrière la fenêtre de ma chambre, je scrute donc l’horizon et si mon cœur bât encore, c’est dans l’espoir de retrouver enfin la chaleur de cet été 1951.
Alexandre LABORIE